Fulcanelli, un mystérieux alchimiste du 20ème siècle
En 1926, un jeune homme, Eugène Canseliet, employé de l’usine à gaz Poulenc de Sarcelles, remet à Jean Schemit, libraire à Paris, un manuscrit ayant pour titre « Le Mystère des Cathédrales et l’interprétation ésotérique des Symboles hermétiques, du Grand Œuvre », dont l’auteur se cache sous le pseudonyme de Fulcanelli. Eugène Canseliet se présente alors comme un adepte de l’alchimie et de l’occultisme et le seul disciple de Fulcanelli, décédé quelques années auparavant. L’ouvrage paraît avec trente-six illustrations dus à la plume de Julien Champagne et avec une préface de Canseliet, dans laquelle celui-ci précise : « L’auteur de ce livre n’est plus depuis longtemps déjà parmi nous. L’homme s’est effacé. Seul son souvenir surnage. J’éprouve quelque peine d’évoquer l’image de ce maître laborieux et savant, auquel je dois tout, en déplorant hélas qu’il soit parti si tôt. » . L’ouvrage fut réédité chez Jean-Jacques Pauvert en 1957 puis en 1964. Lors la troisième édition, les illustrations dessinées par Julien Champagne furent remplacées par des photographies prises pour la plupart par Pierre Jahan. Les deux parutions portées par Jean-Jacques Pauvert donnèrent lieu à de nouvelles préfaces écrites par Eugène Canseliet. Dans celle de 1957, Eugène Canseliet reproduit le texte d’une lettre écrite à Fulcanelle par son Maître initiateur qui le félicite d’avoir salué l’étoile du matin, l’ultime accomplissement du Magistère hermétique.
En 1929, Eugène Canseliet confie à Jean Schemit qui l’édite le deuxième ouvrage écrit par Fulcanelli : « Les Demeures philosophales ». Ce livre qui comporte deux tomes sera réédité chez Jean-Jacques Pauvert en 1958 et 1965. Eugène Canseliet écrivit une préface pour chaque édition. Dans la première, celle de 1929, il note : « Parmi les auteurs anciens et les écrivains modernes, Fulcanelli est sans conteste, l’un des plus sincères et des plus convaincants. Il établit la théorie hermétique sur des bases solides, l’étaye de faits analogiques convaincants, puis l’expose d’une manière simple et précise».
Les deux traités de Fulcanelli n’ont sans doute pas été diffusés à des milliers d’exemplaires, mais ils demeurent une référence incontournable pour tous ceux qui prennent intérêt à l’Art Royal, le Grand Magistère des hermétistes, et pour tous les alchimistes, les vrais frères d’Héliopolis, la cité de la grande lumière, le véritable royaume de l’esprit.
Selon Eugène Canseliet, Fulcanelli aurait écrit un troisième ouvrage sous le titre de « Finis Gloriae Mundis, la fin de la Gloire du Monde », mais, ayant décidé que ce livre ne devait pas être publié, il retira des mains de son disciple les quelques notes qu’il lui avait donné à lire. Un plan de l’ouvrage retrouvé dans les archives d’Eugène Canseliet, après sa mort, et publié en 1988 dans la revue alchimique La Tourbe des Philosophes, confirme que Fulcanelli avait entrepris de porter son regard hermétique sur la décadence de notre civilisation et la déchéance des sociétés humaines, ainsi que de faire l’inventaire critique des témoignages terrestres de la fin du monde et des causes cosmiques du bouleversement de l’univers.
Eugène Canseliet et Julien Champagne sont des personnes connues même si leur aire de rayonnement ne dépasse pas le cercle restreint des Adeptes de l’Art et de quelques Maîtres de l’ordre maçonnique qui ont voulu étudier la doctrine hermétique. Leurs états-civils ont un caractère officiel, et même s’il existe bien des zones d’ombre dans leurs vies, un certain nombre des évènements qui les ont marquées sont publics. Eugène Canseliet, né à Sarcelles en 1899, fait des études à l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille. Alors qu’il est adolescent, il découvre l’alchimie, raconte-t-il, en lisant L’Hermès dévoilé, un livre paru en 1832 sous le nom d’auteur de Cyliani. Puis, il s’intéresse à l’occultisme en lisant les ouvrages de Stanislas de Guaita et de Papus qui ont alors une certaine vogue. Il dit avoir rencontré Fulcanelli en 1916 et être devenu alors son élève. Il reste attaché à celui qu’il appelle mon Maître jusqu’à la mort de celui-ci en 1922. Il devient employé de l’usine à gaz Poulenc en 1920. Après la parution des deux=x ouvrages de Fulcanelli, il est reconnu comme philosophe hermétique. Il commence à publier des ouvrages assez tardivement : en 1956, une traduction annotée et commentée des Douze Clefs de la Philosophie de Basile Valentin, aux Editions de Minuit ; en 1967, des commentaires sur le Mutus Liber, chez Jean-Jacques Pauvert et en 1975, Trois Traités d’Alchimie, prolégomènes et calligraphie, chez Jean-Jacques Pauvert. Il décède le 17 avril 1982 à Savignies et est enterré dans cette commune. Julien Champagne est né en 1877 à Levallois-Perret. Il a donc 22 ans de plus que Canseliet et fait sa connaissance en 1916 ou 1917. Canseliet déclarera plus tard que Champagne lui fut présenté par Fulcanelli dont Champagne était le collaborateur et l’assistant. Il entre à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris en 1893 et est diplômé en 1900. Elève du peintre Léon Gérôme ; il resta en retrait des grands courants de la peinture de l’époque et ne produisit que quelques toiles qui sont tombées dans l’oubli. Lui aussi s’intéressa lorsqu’il était adolescent à l’alchimie et à l’occultisme et se fit une réputation d’illustrateur de livres anciens. Grace à ses contacts avec les occultistes, Papus, Péladan et de Guaita, dont il illustra des ouvrages, il devint le collaborateur de plusieurs membres de la famille de Lesseps, le constructeur du canal de Suez, qui se passionnaient pour l’alchimie. Lui-même publia sous son nom des livres et des articles traitant de l’alchimie, qui n’eurent guère d’écho. C’est principalement les dessins qu’il fit pour les livres de Fulcanelli qui l’ont rendu quelque peu célèbre. Julien Champagne est décédé le 28 août 1932. Il est enterré dans le cimetière d’Arnouville-lès-Gonesse.
Si l’on peut établir des biographies pour Eugène Canseliet et Julien Champagne, Fulcanelli demeure un inconnu. Il est en quelque sorte le Philosophe inconnu du 20ème siècle. C’est Eugène Canseliet qui géra son héritage spirituel. C’est lui qui a été le maître d’œuvre de la publication des textes dont l’hermétique Fulcanelli est l’auteur. C’est lui qui a fait connaître le nom de Fulcanelli qui est un pseudonyme, mais pas n’importe quel pseudonyme. Ce nom, qui allie le feu et la lumière, est le nom attribué par le Maître ayant reçu celui qui le porte dans la fraternité des Rose-Croix, la vraie Rose-Croix, celle de la tradition alchimique qui s’est transmise secrètement depuis le retour de la Première Croisade, à partir de la confrérie de Saint-Blaise, celle à laquelle ont appartenu Dante, Marsile Ficin, Jacques Cœur, Nostradamus, Louis d’Estissac, Rabelais, Roger Bacon, Fludd et bien d’autres personnages connus ou inconnus. Ces Rose-Croix que Canseliet nomme les Frères d’Héliopolis (La Cité du Soleil) sont les grands alchimistes, ceux qui animaient les Fêtes des Fous ou des Sages dès le 12ème siècle et ces fêtes de l’Âne qui, ainsi que le rappelle l’auteur du Mystère des Cathédrales : « exaltaient cette puissance asine qui a valu à l’Eglise d’Or d’Arabie l’encens et la myrrhe du pays de Sabah ». Canseliet qui assure avoir été le seul disciple de Fulcanelli a toujours refusé de dévoiler la véritable identité de son Maître, celui-ci lui ayant fait promettre de garder le secret. Lors d’un entretien avec Jacques Chancel, dans une émission radiophonique de 1978, il va jusqu’à prétendre que le Maître est toujours vivant et qu’il l’a revu à Séville en 1952. Il est vrai que Canseliet a aussi déclaré, selon ce que rapporte Robert Ambelain que : « Pour eux, le temps ne compte plus. Pour lui tout au moins. Quand je dis eux, je pense aux adeptes du genre de Saint-Germain, qu’il rencontre certainement. Ils communiquent entre eux, à leur gré. C’est pourquoi les Rose-Croix passent pour être invisibles. ». Canseliet a finalement établi un mythe autour d’un personnage qu’il a voulu voir demeurer inconnu. Cependant, la personne qui a écrit le Mystère des Cathédrales et les Demeures Philosophales, quelle que soit son identité réelle, est un grand érudit et un véritable initié, et la question reste posée de savoir qui peut bien se cacher derrière le pseudonyme de ce parfait honnête homme.
Le mystère de l’identité de Fulcanelli a excité la curiosité de nombreux chercheurs. La liste des personnes désignées comme pouvant être Fulcanelli comporte une bonne quinzaine de noms et elle n’est sans doute pas close. Chaque auteur a de bonnes raisons de penser que la personne qu’il désigne est la bonne mais aucun ne peut affirmer que son hypothèse est valide. Ce qui est surprenant, c’est que parmi ceux qui proposent des noms, quelques-uns avaient des relations avec Canseliet. Les deux personnes qui font l’objet de plusieurs désignations sont Eugène Canseliet lui-même et Julien Champagne. Mais ceux qui portent leur choix sur Canseliet ont de bons arguments pour écarter Champagne et vice-versa. Ces choix ne paraissent pas plus probants que tous les autres. On voit mal Canseliet posséder, avant l’âge de trente ans, la somme des connaissances qui figurent dans Mystère des Cathédrales. Quant à Champagne, pourquoi, lui qui a déjà publié des textes alchimiques sous son nom, n’aurait-il pas fait paraître ce texte sous sa signature, alors qu’il assume la paternité des dessins l’illustrant ? Le mystère de l’identité de Fulcanelli demeure donc entier et c’est bien ainsi. Il est bien ce Philosophe inconnu qui a reçu le don de l’intelligence souveraine, la double vue. Il est l’œil d’Hermès et c’est cet œil qui, dans le Mystère des Cathédrales et dans les Demeures Philosophales, examine et analyse les lieux et monuments sacrés de France.
Dans le livre, Le Mystère des Cathédrales, Fulcanelli entreprend une lecture hermétique de l’Art gothique. Il a choisi pour cela deux édifices de cet Art, les Cathédrales de Paris et d’Amiens. Ces cathédrales sont élevées sur des sites privilégiés qui ont un caractère sacré et sur lesquels de tout temps les hommes ont vécu des expériences intenses de spiritualité. Ce sont des lieux où il se passe quelque chose, une exceptionnelle communion entre les énergies terrestres et les énergies célestes, entre la terre profonde et le ciel infini, et où toute personne qui y séjourne, ne serait-ce qu’un bref instant, se sent pénétrer d’un élan spirituel.
Pour qu’il puisse y avoir une lecture hermétique véritable, ce que Fulcanelli ne dit pas mais nous laisse comprendre, il a fallu qu’il y eût une écriture hermétique. Cette écriture hermétique, ce sont les Maîtres d’œuvre, les sculpteurs, les verriers, initiés à l’Art Royal, qui l’ont semée au cœur des décors chrétiens qu’ils avaient la charge de réaliser. Ces artistes avaient toute liberté pour exprimer dans leurs œuvres le symbolisme hermétique, en le parant toutefois du voile du secret, laissant ainsi aux futurs adeptes de l’Art, le soin de découvrir le sens symbolique hermétique donné par eux aux figures exposés C’est ce que fait Fulcanelli, certes après d’autres, mais avec une exceptionnelle clairvoyance, beaucoup de simplicité et une grande clarté.
Assez étrangement, l’évocation de l’Art gothique et des cathédrales se limite à l’exploration de ces deux édifices, et l’auteur développe ensuite des commentaires sur deux immeubles de la ville de Bourges, le palais de Jacques Cœur et l’Hôtel Lallemant qui datent du 15ème siècle et sont des demeures bourgeoises. Il est vraisemblable que leurs propriétaires étaient des adeptes de l’alchimie, mais ce ne sont pas eux qui furent les maîtres d’œuvre des constructions et des décorations. Ils ont confié la réalisation de leurs hôtels particuliers à de véritables artistes, eux-mêmes initiés à l’Art Royal. Et ce faisant ils donnèrent aux édifices réalisés un véritable caractère sacré. C’est sur les éléments symboliques que se pose l’œil d’Hermès. Parmi les bas-reliefs qui décorent la chapelle de l’Hôtel Lallemant, l’un fait allusion à la fable de la Toison d’Or. Cette fable représente pour les fils d’Hermès une allégorie complète du travail hermétique aboutissant à la réalisation de la Pierre Philosophale.
Le dernier texte du livre concerne une croix que Fulcanelli a découverte dans la cité balnéaire d’Hendaye. Cette croix latine qui est dressée sur la place de l’église de la cité basque présente la particularité d’avoir un piédestal cubique dont chaque face porte un symbole marqué du sceau de l’hermétisme chrétien le plus ancien, celui des gnostiques formés comme Jean l’évangéliste à l’école d’Alexandrie. Cette croix porte une inscription en latin que l’œil d’Hermès traduit ainsi : « Il est écrit que la vie se réfugie en un seul espace », ce qui signifie, pour celui qui sait lire, que la mort ne peut atteindre l’initié.
Dans le livre Les Demeures Philosophales, l’auteur qui semble avoir consacré beaucoup de temps à la quête de lieux marqués par le symbolisme de l’hermétique Vérité, qu’elle qu’en puisse être l’importance, conduit en plusieurs régions un début d’inventaire de ces lieux que les mains d’artistes et artisans initiés, souvent inconnus, ont rendu sacrés. L’inventaire reste inachevé, même si d’autres fils d’Hermès ont depuis lors découverts d’autres demeures philosophales. Mais, l’œuvre de Fulcanelli est unique et a permis à la pensée alchimique de sortir de l’ombre où elle avait été enfouie au 19ème siècle.
Parmi les lieux sacrés que Fulcanelli a pu visiter et décrire, l’un des plus prestigieux, le château de Dampierre-sur-Divonne, en pays de Saintonge, a failli périr. En août 2002, un incendie emporta la toiture et saccagea les principales pièces ainsi qu’une partie du mobilier d’époque. Heureusement, les propriétaires refusèrent d’abandonner ce monument construit dans les années 1550 et entreprirent avec l’aide de l’Etat et de la Région Poitou-Charentes de le restaurer. Ce qui est aujourd’hui chose faite et le château est désormais ouvert aux visiteurs. Ceux-ci peuvent ainsi voir les 93 caissons emblématiques, taillés dans la pierre, qui ornent la galerie haute du château et que Fulcanelli a commentés abondamment. 61 de ces caissons figurent un parcours alchimique dont la lecture est réservée à ceux qui ont acquis la clairvoyance de l’adepte, car ainsi que l’observe Fulcanelli : « La nature n’ouvre pas à tous, indistinctement, la porte du sanctuaire ». Mais, ce n’est pas parce que l’on n’est pas de ces élus qu’il ne faut aller voir le grimoire de Divonne-le-Château, c’est une vraie œuvre d’artiste.
Le mystère « Fulcanelli » demeure, mais le regard du Maître de l’Art Royal qui se cache sous ce nom nous oriente et nous guide dans la découverte de lieux sacrés où de vrais adeptes d’Hermès ont tracé des symboles permettant d’accéder à la Connaissance, la voie de la sagesse.